Et si on censurait la Commission européenne ?
Blog, 27/06/2023, par Sven Franck
Cela a toujours été une facilité pour les anti-Européens d’affirmer que Bruxelles est trop éloignée des citoyens et de la réalité sur le terrain. Aujourd’hui, les institutions européennes viennent d’alimenter cet argument et rendent la vie difficile même aux plus fervents pro-Européens. Au moment où les écologistes peuvent pousser un soupir de soulagement collectif après le vote de la loi sur la restauration de la nature, les acteurs du numériques tirent au contraire la sonnette d’alarme.
L'Union européenne des États-Unis ?
Pourquoi ? La récente nomination de Fiona Scott Morton, ancienne consultante pour des entreprises telles qu'Apple, Microsoft et Amazon, au poste d'économiste en chef de la Direction générale de la concurrence de la Commission européenne, risque d’être la goutte d'eau symbolique qui a fait déborder le vase de nos ambitions en matière d'autonomie numérique européenne.
Alors que les médias aux quatre coins du continent suivront le refus de la Commission de reconsidérer sa décision, à la demande des principaux groupes politiques au Parlement européen, d'autres décisions récentes de la Commission dans le domaine sur numérique renforcent les préoccupations. Quelques jours avant sa nomination controversée, le EU-US Data Privacy Framework (cadre de protection des données UE - États-Unis) était salué comme une nouvelle panacée pour la protection des données transatlantiques. Pourtant, il semble être une copie du Privacy Shield que la Cour de Justice de l’UE avait invalidé en 2021. On peut se demander si le simple changement de nom suffira à corriger ses lacunes pour protéger nos données les plus sensibles contre leur exploitation par des acteurs non européens. Pire encore, la Cyber Resilience Act (loi sur la cyber-résilience) se profile à l'horizon : en se basant sur une proposition de la Commission européenne – prête à rendre les créateurs de logiciels open source responsables des dommages causés par quiconque modifiant ou utilisant leur logiciel – la commission ITRE (Industrie, Recherche et Énergie) du Parlement s'apprête à voter le texte final, sans débat en plénière.
Ce dernier s’appliquera à toute personne acceptant des dons réguliers ou tout projet acceptant des contributions d'un employé d'entreprise. La responsabilité exorbitante qui en découle, ainsi que les exigences de documentation et de certification CE, entraîneront probablement la fin des développeurs privés qui maintiennent des projets, des entreprises parrainant des développeurs pour maintenir des solutions open source critiques, et des entreprises mettant des composants en open source au bénéfice de la communauté technologique.
Une fois que la poussière sera retombée, seules survivront les plus grandes entreprises capables d'absorber l'augmentation subséquente des coûts, estimée à 30 %. Ce ne seront pas – ou plus – les PME européennes développant des logiciels open source qui contribueront de 65 à 95 milliards d'euros au PIB européen. Ce seront Google, Amazon et Microsoft.
La force de l'Europe réside dans les petites entreprises – pourquoi les tuer ?
L'Open Source n'est pas le seul secteur à être sous les roues de son succès. Bien avant l'Union européenne, l'industrie automobile est passée d'un écosystème innovant et artisanal à une industrie consolidée et réglementée, caractérisée par grands constructeurs automobiles, seuls capables de survivre. La capacité d'innovation perdue lors de cette mutation nous serait bien utile aujourd'hui, alors que les constructeurs automobiles en Europe luttent avec une réalité qu’aucune réduction des coûts ou écran tactile ne pourra remédier – l'Europe risque de ne pas être le continent qui réinventera la mobilité durable.
La Commission européenne semble céder à un travers bien connu : que ce soit les abattoirs locaux qui ont fermé au début des années 2000 parce qu'ils n’avaient pas les moyens d'investir pour mettre leur entreprise en conformité avec la réglementation européenne sur l'hygiène des produits destinés à la consommation humaine, ou le Cyber Resilience Act d'aujourd'hui qui risque de faire disparaître l'écosystème européen de l'open source, nos institutions réglementent les marchés de manière à ce que seuls survivent les rares acteurs . Si ces « survivants » sont des entités non européennes, nous acceptons de ne pas les considérer comme des partenaires sur un pied d'égalité, mais au contraire de nous soumettre à leur bonne volonté.
L'Europe supranationale était autrefois notre force, créatrice d'innovation, de meilleurs produits et de prix plus attractifs. Mais la Commission actuelle semble vouloir pousser force, et nos écosystèmes de PME qui la constituent, à l'extinction. Ne l'oublions pas : c'est cet écosystème qui crée des emplois durables et productifs, souvent loin des grandes métropoles urbaines, au lieu de réduire la main-d’oeuvre européenne à des rôles de service après-vente et de livraison. C'est cet écosystème qui s’acquitte d’impôts locaux pour financer nos systèmes de protection sociale, plutôt que de les éviter, comme en Irlande.
Nous avons encore une chance de créer un véritable récit européen dans l'un des domaines numériques les plus critiques du XXIe siècle. L'Europe n'a toujours pas trouvé son rôle sur la scène géopolitique, et ce ne sera pas cette Commission, agitant délibérément le drapeau blanc face à l'un des principaux défis de notre temps, qui le fera.
La censure peut être l’électrochoc
C'est l’un des vices de naissance de l'Union européenne que la Commission, et non pas Parlement – pourtant seul organe démocratiquement élu –, ait seule le pouvoir de proposer des lois. Le Parlement n'a que des pouvoirs de pouvoirs de supervision, qui incluent notamment la possibilité de déposer un vote de défiance contre la Commission, selon l'article 17(8) du Traité de l’UE et l'article 234 du Traité sur le Fonctionnement de l’UE. Un vote doit être proposé par un dixième des députés et nécessite une majorité des deux tiers pour être adopté. En cas de succès, le collège de la Commission en tant qu'organe doit démissionner et une nouvelle Commission doit être installée jusqu'à la fin du mandat.
On pourrait arguer que le temps restant à la Commission actuelle, ou la gravité relative des décisions récentes, ne justifient pas une telle motion. Et pourtant la censure n’a jamais été aussi justifié.
Les élections européennes approchent. L'extrême droite appelle à démanteler l'Europe, et cette Commission vient de lui fournit les meilleures munitions pour atteindre cet objectif. Si nous voulons une Europe fédérale, plus intégrée, en tant qu'acteur crédible et écouté sur le plan géopolitique, le Parlement doit montrer qu'il est conscient de son rôle et de ses responsabilités.
Nous risquons également d'être pris dans le feu croisé de la guerre économique entre les États-Unis et la Chine : il serait d’autant plus prudent et urgent que l’Europe définisse son propre modèle économique, et pourquoi pas un modèle basé sur les PME plutôt que sur des géants mondiaux. Un modèle valorisant l'open source et le partage des connaissances plutôt que l'extraction de profits. Un modèle économique nourrissant notre diversité et notre potentiel d’innovation pour proposer des solutions européennes, non seulement dans le domaine du cloud computing et de l'intelligence artificielle, mais également dans d'autres domaines. Un modèle économique plus résilient face aux défis géopolitiques d’aujourd’hui, capable de s'y adapter.
L'Europe dispose d’un énorme potentiel, mais nous avons besoin d'une Commission qui transforme ce potentiel en respectant la façon dont nous, Européens, aimerions façonner notre propre avenir en Europe et au-delà. La nomination de Fiona Scott Morton, qui aurait également conseillé Pfizer, montre que la Commission obéit à son propre agenda. Cela peut être la goutte d'eau qui fait déborder le vase de l'autonomie numérique de l'Europe. Mais cela peut aussi être un signal d'alarme et un cri de ralliement pour les citoyens européens et leurs représentants élus au Parlement européen, afin d'exiger une Commission différente, plus à l’écoute, pleinement capable de répondre à nos intérêts et aux questions pressantes de notre époque.